PANIERS, TONGS, MéDUSES... POURQUOI LE LUXE S'EMPARE DES ICôNES POPULAIRES DE L'éTé ?

Phénomène. L'attirail des vacances, composé d'inusables accessoires comme le bob, les tongs ou les paniers, a trouvé sa place dans l'offre des grands noms de la mode. Une sorte de transfuge de classe vestimentaire sur fond de tube de l'été.

Les paniers sont devenus des it-bags. Jusqu'alors, les quidams se les procuraient sur les marchés, les puristes, sur les étals d'artisans locaux. Puis, en 2018, la marque Loewe s'est mêlé à l'affaire, en leur apposant un carré de cuir embossé de son logo. Kenzo, Jacquemus, Celine, JW Anderson... Les enseignes du calendrier officiel se sont emparées de cet accessoire, fruit des pratiques ancestrales de la vannerie, qui a accompagné les courses du dimanche comme les récoltes depuis des temps immémoriaux. Illustration parfaite de l'ascension opérée par une pièce populaire vers les hautes sphères, le panier est en fait le chef de file d'un phénomène de transfuge de classe vestimentaire.

Les tongs Havaïanas, nouveau must des street styles ; les bobs, réinventés par Jacquemus, tout comme le chapeau de paille ; les Méduses et autres sandales en plastique, la tocade de The Row... C'est toute la garde-robe des grandes vacances qui se retrouve à nourrir les collections estivales des marques de luxe. Mais pourquoi les échoppes de plages se sont-elles changées en antichambres des collections de luxe ? Réponses.

C'est la mode à la plage

Il va sans dire que l'idée n'est pas neuve. Les créateurs sont nombreux a avoir regardé côté mer pour élaborer leurs collections. Gabrielle Chanel la première. “Elle a commencé sa carrière de femme de mode dans une ville de villégiature, à Deauville”, rappelle Catherine Örmen dans le podcast Coco Chanel, L'ombre du Luxe sur France Culture. “Elle s'adressait à des femmes qui n'étaient pas en ville, mais dans des stations balnéaires. Le succès de Deauville et Biarritz était tel, que quand elle est arrivée à Paris, avec ses tailleurs de jersey souples et sobres, sans corset, faciles à porter et qui libéraient la femme, elle avait cet acquis” poursuit l'auteure. Elle fait de cette matière loin d'être noble, alors réservée aux dessous masculins, la pierre angulaire de sa mode chic et détendue, chargée en embruns marins. Un vestiaire de plage qui ramène les bons souvenirs en ville, le tout premier du genre.

Un siècle plus tard, certaines choses n'ont pas changé. Le corset fait son retour dans les tendances, et il plane toujours autour de la garde-robe de villégiature, une aura de douceur. “Inexorablement, ces produits renvoient à un univers rattaché à des moments de plaisir, de bonne humeur, d'ensoleillement. Une période qu'on aime bien et qui fait du bien à l'esprit” commente Dinah Sultan, styliste tendance au cabinet de prospective Peclers. Elle voit en la charge symbolique positive des vêtements de plage un ingrédient de leur succès. Leur simplicité entre aussi en ligne de compte. “Le consommateur ira toujours vers des produits qui ne lui compliquent pas la vie” souligne la spécialiste. Pas besoin de mode d'emploi pour chausser des tongs, ni de faire le tri dans ses affaires lorsqu'on emporte un panier. Par leur manque d'exigence et leur évidence, ces pièces ont établis un langage universel.

Gabrielle Chanel et Boy Capel à Saint Jean de Luz en 1917. Getty Images

Patrimoine mondial de l'intimité

“Avec ces pièces, il n'y a pas de double interprétation. La Méduse, par exemple, on comprend tout de suite son utilité, quelle que soit la culture et la région du monde dans laquelle on s'inscrit” poursuit Dinah Sultan. Cette lisibilité en fait aussi un produit idéal pour les marques de mode mondialisées. Quand The Row fait sienne la sandale en plastique, l'idée est reçue cinq sur cinq, du quartier de West Village où la marque des sœurs Olsen est implantée, jusqu'à Paris où elle a défilé, et bien au-delà. L'évidence, au premier coup d'œil, de la fonction de l'habit et de son appartenance au registre de l'été en font aussi un parfait support de storytelling, une pratique aujourd'hui plus chère à la mode que jamais.

“Ces produits ont marqué plusieurs époques, ils sont transgénérationnels et donc racontent des histoires” commente la styliste tendance. Souligner le pouvoir évocateur des vêtements, est à l'heure actuelle un impératif pour contrer la perte de sens entrainée par l'hyperproductivité de l'industrie. Ces éléments de la culture vestimentaire populaire portent en eux la force du récit : chacun peu y lier un souvenir intime, une image de son album photo personnel.

Jean Paul Gaultier, qui a brillé en s'appropriant la marinière, explique son obsession par le “souvenir d'enfance” que cet habit lui évoque, lié à sa grand-mère. Introuvables en France au tournant des années 2000, les tongs Havaianas ont une certaine saveur parce qu'elles sont un souvenir ramené du Brésil. Elles racontent donc un voyage et un peu de la culture du pays. Chaque histoire, à sa manière, participe à donner de la valeur aux pièces de cette panoplie estivale.

Le panier tressé en raphia de Miu Miu. Photographe : Stanislas Motz-Neidhart ; Styliste : Isaac Pérez Solano ; Set designer : Léonard Adrien Bougault

Classisme et mode pour tous

Le paradoxe reste qu'ils en ont peu, de valeur, ces éléments du vestiaire populaire et de villégiature. Alors, quand ils se présentent à des prix mirobolants dans les collections des maisons de luxe, l'idée peut faire grincer. Demna, coutumier du détournement pour le compte de Balenciaga, s'expose souvent à la critique des internautes, comme lorsqu'il a proposé, en 2017, un sac façon Ikea au prix de 1695 euros (contre quelques centimes dans l'enseigne suédoise). Ici, le produit est rendu précieux par l'emploi de matières haut de gamme comme le cuir. Mais ce n'est pas toujours le cas. “Le plastique, par exemple, est un matériau de grande consommation, limite industriel. Le prix ne justifie pas le produit” pointe Dinah Sultan, qui désigne l'inclusion de ces articles tels quels dans l'offre des griffes luxueuses comme une “appropriation classiste.”

Une solution se présente alors : la collaboration. L'une d'elle a marqué l'histoire de la mode : celle d'Alaïa avec l'enseigne Tati, au printemps-été 1991. Elle et racontée par Olivier Saillard, président de la fondation Azzedine Alaïa, en 2017, pour présenter l'exposition qui lui était dédiée : “Dans les interviews qu'on a pu trouver, [lui] répète qu'à Tunis, lorsqu'il était plus jeune, il voyait arriver de France des gens modestes avec ces grands cabas à la toile vichy venue de Tati, une sorte de carte postale française.” Le couturier va s'approprier le motif, mais en retour, signe aussi quelques pièces pour le magasin populaire du boulevard Barbès.

Les marques patrimoniales et celles du luxe se rencontrent aujourd'hui sans cesse dans des collections capsule, comme celle d'Havaïanas avec Saint Laurent ou Dolce & Gabbana, ou encore Méduse et Carel, Melissa et Telfar. Ces échanges permettent à des plus petits budgets de s'offrir un objet de luxe ; aux grands noms de jouir de l'aura de ces articles qui tiennent une place particulière dans l'imaginaire collectif ; et aux personnes qui suivent de près la mode d'adhérer aux tendances à moindre coût, en ayant la possibilité de se procurer le produit original. Quoi de plus démocratique ?

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